De nombreux pays du Golfe s'activent actuellement à remplacer les expatriés par leurs citoyens dans de nombreux emplois. La situation de l'Arabie saoudite semble pour le moins paradoxal, car le royaume met à la fois en œuvre de nouvelles mesures pour attirer les expatriés tout en poursuivant la « saoudisation » (nationalisation) de l'emploi. Comment ces deux politiques diamétralement opposées peuvent-elles fonctionner ensemble ?
« Vision 2030 » : soutenir les secteurs économiques non-pétroliers et réduire le chômage local
Le concept « Vision 2030 » est le cadre stratégique global de l'Arabie saoudite jusqu'à la fin de cette décennie. Son principal objectif est de réduire la dépendance excessive du royaume vis-à -vis du pétrole et de diversifier son économie. Le pays investit davantage dans le renforcement des secteurs de la technologie, du commerce non-pétrolier, de la banque, de la santé, des infrastructures et du tourisme. Une image moins conservatrice du pays aux yeux des étrangers, y compris ceux des expatriés, est également encouragée.
Une autre composante du plan Vision 2030 est la Nitaqat - ou « saoudisation ». Les travailleurs expatriés représentent 30 % des 35 millions habitants du royaume. Il faut savoir que le taux d'emploi des citoyens locaux est à la traîne. C'est particulièrement le cas pour l'emploi des femmes et pour les emplois dans le secteur privé. Lorsqu'une précédente étape de Nitaqat a été dévoilée en 2016, le ministre du Travail d'alors, Mufrej Al-Haqbani, avait indiqué que les objectifs principaux étaient de faire chuter le chômage local à moins de 7 % et d'augmenter la participation des femmes au marché du travail saoudien d'au moins 7 % d'ici 2030.
Il s'agissait, en effet, de faire en sorte que les Saoudiennes occupent au moins 30 % des emplois d'ici à 2030. Il n'empêche que cet objectif a été dépassé, puisque les femmes locales représentaient 33,6 % de la main-d'œuvre en mars 2022. La présence des femmes au sein de la population active améliore également l'image internationale du royaume tristement célèbre pour son bilan en matière de droits de la femme. D'autre part, selon le département central des statistiques d'Arabie saoudite, le taux de chômage global des Saoudiens est déjà sous la barre des 7 % ; il était de 5,80 % au deuxième trimestre de 2022.
Une stratégie plus sélective, sans pour autant rejeter l'apport des expatriés
Pourquoi donc l'Arabie saoudite continue-t-elle d'attirer des expatriés alors qu'elle a choisi de nationaliser les emplois ? Cette question semble être une énigme. Comme on pouvait s'y attendre, le royaume a perdu des expatriés au plus fort de la pandémie, c'est-à -dire en 2020 et 2021. Le « Middle East Monitor » rapporte qu'il a alors perdu 8,6 % de ses expatriés, en particulier des travailleurs masculins. Mais en 2022, le nombre de nouveaux expatriés a rebondi.
Le site Web Alarabiya News fait ressortir que, selon les données préliminaires de la Saudi General Organization for Social Insurance, soit l'Organisation générale saoudienne pour l'assurance sociale, une forte hausse du nombre de nouveaux arrivants a été enregistrée au troisième trimestre de 2022. Le nombre d'expatriés s'inscrivant au régime d'assurance sociale du royaume a été multiplié par six entre le 2e trimestre (200 000) et le 3e trimestre (1,2 million). Le site WIO News explique d'ailleurs qu'il s'agissait de la destination la plus populaire au Moyen-Orient pour les expatriés indiens en 2022. Comment expliquer une telle hausse alors qu'il est désormais plus difficile de trouver un emploi en tant qu'expatrié en Arabie saoudite ?
Le Nitaqat a effectivement rendu plus difficile, à certains égards, l'obtention d'un emploi pour les expatriés. Plusieurs entreprises ne peuvent maintenant employer qu'un nombre limité d'expatriés. Par exemple, comme le révèle le cabinet Fragomen, toutes les agences de photographie et de publicité de la région de Jazan, qui borde la mer Rouge, seront tenues d'avoir 70 % d'employés saoudiens d'ici la mi-2023. Certaines catégories de travailleurs étrangers, notamment les travailleurs manuels qualifiés (électriciens, plombiers, etc.) originaires d'Inde, doivent désormais passer des tests de sélection pour obtenir leur visa de travail.
Cependant, la nationalisation de la main-d'œuvre en Arabie saoudite reste moins sévère que dans d'autres pays du Golfe comme le Koweït ou Oman. Plus important : l'Arabie saoudite contrebalance également la nationalisation de l'emploi par de nouvelles mesures visant à attirer les grandes entreprises et les expatriés les plus qualifiés ou les plus talentueux.
D'une certaine manière, le royaume ne rejette pas les expatriés, mais est simplement plus sélectif quant aux personnes qu'il accepte. Les nouveaux tests pratiques auxquels doivent se soumettre les travailleurs manuels indiens qualifiés, par exemple, montrent que le royaume souhaite sélectionner les meilleurs artisans. En effet, à Davos en 2022, le ministre saoudien de l'Investissement, Khalid Al-Falih, a déclaré que « le nombre d'expatriés venant au Royaume augmentera en termes de qualité à mesure que notre économie deviendra plus sophistiquée et plus diversifiée » (source : Zawya).
Dans une note publiée sur « Al-Monitor », l'analyste des études de marché Samuel Wendel soutient que l'Arabie saoudite cible de manière stratégique les grandes entreprises et les professionnels de la technologie et de la finance qui, historiquement, ont tendance à être attirés par les Émirats arabes unis. Ainsi, le royaume exige désormais que toute multinationale souhaitant obtenir des contrats du gouvernement saoudien à partir de 2024 implante son siège régional dans le pays d'ici la fin de l'année. Les sièges régionaux des multinationales au Moyen-Orient se trouvent généralement à Abou Dhabi ou à Dubaï. Mais 44 d'entre elles ont déjà transféré leur siège régional à Riyad ou à Djedda en 2021 et 2022. Parmi elles figurent de grands noms comme Deloitte, Unilever et Siemens.
Ces entreprises n'ont pas pris cette décision uniquement parce qu'elles craignent de ne pas obtenir de contrats gouvernementaux, mais aussi en raison de l'attrait des récentes réformes du droit du travail saoudien. Depuis mars 2021, les expatriés en Arabie saoudite n'ont plus besoin de l'autorisation de leur employeur pour changer d'emploi. Ils peuvent également quitter le pays et y revenir beaucoup plus facilement qu'avant sans l'approbation préalable de quiconque. De plus, les multinationales peuvent désormais faire venir des employés à court terme grâce à un nouveau visa de travail temporaire de 90 jours.
Les expatriés hautement qualifiés sont également attirés par des méga projets tels que la ville intelligente NEOM. Cette ville intelligente futuriste, qui devrait être achevée d'ici la fin de la décennie en vertu de la stratégie Vision 2030, a annoncé plus d'une centaine offres d'emploi à la fois pour des postes hautement qualifiés dans les domaines de la santé et de la sécurité, des finances, de la planification stratégique et de la technologie, de la gestion exécutive, de la gestion du patrimoine, de la logistique, entre autres.
Le « Wall Street Journal » rapporte que les emplois sélectifs de NEOM prévoient des salaires allant jusqu'à un demi-million de dollars américains par an. De nombreux cadres expatriés ont été engagés dans l'équipe de 1 500 personnes, bien que certains aient soumis leur démission en raison de conflits avec la culture professionnelle du pays. NEOM reste cependant un exemple de la manière dont l'Arabie saoudite tente d'attirer les meilleurs talents expatriés, même si elle réduit la part globale de la main-d'œuvre occupée par les expatriés.